août 20, 2011

L'ÉTAT D'ISRAEL EST-IL UN SIGNE DE DIEU ?

L'ÉTAT D'ISRAEL EST-IL UN SIGNE DE DIEU  ?

Emmanuel  LEVYNE


(Réponse au rabbin Josy Eisenberg)

Dans un article publié dans « Le Monde » du 26 mai 1967 et intitulé «Israël an XIX ou la foi et les signes», le rabbin Josy Eisenberg écrit: « Au niveau de la conscience religieuse juive les choses sont pourtant fort claires: la renaissance d'un État juif est un signe d'une exceptionnelle importance et qui donne à notre siècle une dimension véritablement biblique. Un signe de Dieu. »

Un signe de Dieu, dans le langage de la tradition biblique et juive, c'est un miracle, un prodige, une intervention surnaturelle, comme cela s'est produit lors de la sortie d'Égypte. Or je voudrais bien qu'ou me montre en quoi la création de l'État d'Israël est un signe de Dieu, un miracle. Comme l'a écrit le poète et le philosophe de la « Tour de Feu », Adolphe Grad, dans un texte publié dans le n° 66 de « Tsédek » : « Je vois que Pharaon persécute 600000 hébreux : le Dieu vengeur d'Israël frappe l'Égypte de dix plaies et sauve son peuple. Je vois plus loin qu'Hitler persécute 6 000 000 millions d'Israélites: le ciel reste fermé. Dieu se tait. Aucun signe sur la terre comme au ciel. La swastika s'effondre, finalement
l'étoile de David triomphe (elle flotte même, trois ans seulement après l'écroulement du Troisième Reich, sur la Terre Sainte), mais toutes considérations sur la valeur des symboles mises à part, force est de reconnaître qu'aucun miracle ne s'est produit: le premier-né de Martin Bormann n'a pas été frappé, les villes allemandes ont été pulvérisées par des bombes faites de main d'homme, et l'État d'Israël semble devoir beaucoup plus son existence à l'efficacité des terroristes de l'Irgoun et des groupes Stern quà une intervention surnaturelle. »
L'État d'Israël s'est fondé par des moyens purement humains, comme tous les autres États: par l'argent, la diplomatie et la violence. Or d'après l'éditeur du « Séphère Daate Harabbanime » (4: « L'opinion des Rabbins sur le Sionisme », Varsovie, 1902) :« La Délivrance ne peut pas venir par des moyens humains: par l'argent ou par les armes: « Car ainsi parle l'Éternel: c'est gratuitement que vous avez été livrés, et ce n'est pas avec de l'argent que vous serez délivrés » (Esaïe 52, 3); « Ni par la violence, ni par l'armée, mais seulement par mon esprit, dit l'Éternel » (Zacharie 4, 6) ; « Je les sauverai par l'Éternel, leur Dieu, et je ne les sauverai ni par l'arc, ni par l'épée, ni par les combats, ni par les chevaux, ni par les cavaliers » (Osée 1,7).Et dans le même ouvrage (Lettre XIV), le rabbin Nathan Schapira écrit :
« Admettons que l'idée des sionistes se réalise, qu'ils réussissent à créer un État juif puissant, je vous dis, moi, que nous Juifs pieux, qui marchons dans la voie de l'intégrité, nous devrions nous garder de suivre ces hommes pécheurs, qui s'efforcent d'opérer une Délivrance artificielle (...).

La Délivrance par des moyens humains non seulement n'est pas autorisée, mais elle est expressément interdite par la Torah en de nombreux endroits, notamment dans le chapitre 30 du Deutéronome: «Lorsque toutes ces choses t'arriveront... si tu les prends à coeur au milieu de toutes les nations chez lesquelles l'Éternel, ton Dieu, t'aura chassé, si tu reviens à l'Éternel, ton Dieu, et si tu obéis à sa voix de tout ton coeur et de toute ton âme, toi et tes enfants, selon tout ce que je te prescris aujourd'hui, alors l'Éternel, ton Dieu, ramènera tes captifs, il te rassemblera encore du milieu de tous les peuples chez lesquels l'Éternel, ton Dieu, t'aura dispersé. Quand tu serais exilé à l'autre extrémité du ciel, l'Éternel, ton Dieu, te rassemblera de là, et c'est là qu'il t'ira chercher. L'Éternel te ramènera dans le pays que possédaient tes pères, et tu le possèderas ; il te fera du bien et te rendra plus heureux que tes pères. » Il est écrit: « L'Éternel, ton Dieu te rassemblera » et « L'Éternel, ton Dieu, te ramènera » : le Rassemblement des exilés et le Retour à Sion seront opérés par Dieu lui-même. La seule action qui soit permise pour hâter la « Fin » est le retour à l'Éternel, la Pénitence; mais le Rassemblement des exilés et le retour à Sion dépendent seulement de l'action de Dieu. « Si Dieu ne bâtit pas la Maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain » (Ibid.) ; « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles et les biches des champs, ne réveillez pas; ne réveillez pas l'amour avant qu'elle le veuille », mais attendez jusqu'à ce que se fasse entendre « la voix de mon bien-aimé, voici il vient » (Cant. des Cant.), chap. 2) ; « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu, parlez au cœur de Jérusalem... voici le Seigneur, l'Éternel, vient avec
puissance » (Isaïe, chap. 40) : il ne vient pas par la voie de la nature, mais son « bras commande », il viendra par la voie du miracle, de la surnature, comme au temps de la sortie d'Égypte. Et que les sionistes ne viennent pas nous objecter que seule la Délivrance se fera par le miracle, mais non le Rassemblement des exilés, car « Il rassemblera les agneaux dans ses bras et les portera dans son sein, il conduira les brebis qui allaitent » (Ibid.) et le prophète continue à s'adresser aux hommes qui ont perdu la foi et qui ne croient pas aux miracles: « vous qui niez les prodiges, qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume ? » (Ibid.. La Nature n'est-elle pas née d'un miracle ? Le monde a été créé à partir de rien. Si Dieu a créé l'Univers par un miracle, pourquoi n'opérerait-il pas de même pour la Délivrance ? Pourquoi la « Fin » ne viendrait-elle pas comme le « Commencement » ? Et ainsi de nombreux autres textes traditionnels.
Dans le Zohar, la Bible des kabbalistes, et les « Tikouné Hazohar », on répète, en de nombreux endroits, que la Jérusalem et le Temple messianiques seront construits par les mains mêmes de Dieu. Ils descendront tout faits du Ciel. C'est parce qu'ils avaient été bâtis par les mains de l'homme que le premier et le deuxième Temple ont été détruits (1).Le retour à Sion est un événement surnaturel et messianique qui ne peut se réaliser selon les voies de ce monde ; il ne peut être un événement naturel et historique: son accomplissement se situe à la fin des temps, à la fin de l'histoire, à la fin de ce monde; Ce sera un événement méta-historique, eschatologique. Dans ce monde on ne peut le concevoir, à plus forte raison le réaliser; pour essayer de s'en faire une idée, il faut se placer du point de vue de l'autre monde, du monde surnaturel, spirituel, du Royaume de Dieu~ où les valeurs et les termes du Royaume de César -Etat, patrie, frontières, territoire, indépendance, souveraineté nationale, etc. -n'ont plus cours, ne sont plus
valables, perdent toute signification.
Le Talmud dit: « La Jérusalem céleste ne ressemble pas à la Jérusalem de ce
monde » et « Le monde futur est un mystère qu'aucun être humain ne peut pénétrer » (Baha Batra 75 h et Bera'hote 34 h.
Dans le même sens Nicolas Berdiaeff a écrit dans « Le Sens de la Création »« Toutes les formes de société archaïques et toute l'ancienne civilisation (elle n'est apparue clairement qu'au XXe siècle) doivent être consumées en cendres, afin que la Jérusalem nouvelle descende du ciel sur la terre. Il est dit qu'elle
viendra du ciel: cela signifie qu'elle ne sera pas construite avec les éléments du monde (... ) La Jérusalem nouvelle doit apparaître selon un mode catastrophique et non évolutif, par la création et non par le « monde ». Mais la Jérusalem nouvelle sera sur la terre et se révélera dans la chair transfigurée. » « La
société religieuse nouvelle, créatrice, ne sera ni théocratisme, ni anarchisme, ni étatisme, ni socialisme, elle est incommensurable à aucune catégorie « terrestre », inexprimable sur le plan physique. Le Royaume de Dieu ne se mesure pas avec le monde. » (Chapitre XII).
L'État d'Israël est un État de ce monde. C'était d'ailleurs le but de ses fondateurs et de ses constructeurs. Normaliser le peuple juif, en faire une nation comme toutes les autres nations. Ce sont des rabbins qui se sont ralliés plus tard au mouvement sioniste, pour des raisons que je ne peux pas analyser ici, qui lui ont attribué un caractère mystique et messianique. Mais en fait, il est difficile de ne pas reconnaître avec Léon Tolstoï que le sionisme « est lui-même l'os de l'os, la chair de la chair de l'européanisme contemporain » et que « ayant cru que la force de l'Europe était dans sa constitution, c'est-à-dire dans la force des canons avec toutes les horreurs du militarisme qui l'accompagne, ils ont inventé de revêtir leurs vieillards d'uniformes de soldats et de leur mettre en mains des fusils. Ils ont voulu créer un nouveau Judenstaat alors que maintenant (en 1906) les gens les meilleurs, en Europe et en Amérique, tous ceux qui ont une pensée sincère, tous sont profondément révoltés par la folie et l'horreur de ce gouffre où s'élance l'humanité sauvage, dite civilisée. Les hommes purs, intelligents, affranchis de la peur et du lucre, de toutes leurs forces tâchent d'éclairer les hommes, de leur rappeler que ce n'est point par la force du canon que l'humanité est forte, que l'avenir des hommes n'est point dans la passion de se séparer et de vivre dans des boîtes. La partie éclairée de l'humanité voit le bonheur des hommes justes dans le contraire: dans une union très large, dans la suppression totale des canons et des mortiers et de ces groupements qui ne se maintiennent que par la force des armes et qui, par cela même, perdent la vie des hommes. Toute l’œuvre des gens raisonnables va à l'encontre de l'État clos, tandis que le sionisme veut ranimer une vieille guenille, et ils appellent progrès cette ambition archaïque ; ils répudient en fait tout ce que nous avons de sacré dans notre vie. Nous n'avons point besoin d'États nouveaux, il nous faut des hommes aimants qui voient dans l'amour la vocation de leur vie et le service à Dieu. C'est un péché de fondre de nouvelles épées et de semer parmi les hommes l'hostilité et le mensonge. Et c'est un double péché de donner à ces forgerons rouges de sang, le nom de serviteurs du progrès. On peut encore invoquer une excuse pour les hommes qui vivent dans le vieil État, et qui par faiblesse ne savent pas rejeter ce joug pénible de la communauté armée. Un homme lié à l'ordre existant, bien que misérable et humble, peut en discuter la nécessité, hésiter, de même que les hommes s'habituent à leurs blessures et à leurs maladies les plus pénibles. Mais expressément, avec orgueil, ressusciter l'horreur ancienne, et, sous prétexte de le libérer, mettre au peuple le collier étroit, garni de pointes de l'État, est chose terrible ! Où les sionistes ont-ils donc les yeux ? Où est leur conscience ? »
Non, il est vraiment très difficile de voir comment la création d'un État, d'une souveraineté humaine, peut amener la Délivrance pour Israël et l'Humanité, et l'établissement du Règne de Dieu. Il y a des raisons de penser, au contraire, que " l'irruption brutale et manifeste du dessein de Dieu " aura pour conséquence l'effondrement des États souverains -donc de l'État d'Israël également -, comme les prophètes de Judée en avaient eu la vision, d'après l'éminent historien, le Pr. S.W. Baron :
« Les prophètes dégagèrent à leur manière la signification d'une situation mondiale anormale. Ils virent des États sombrer et réapparaître. Ils virent le pouvoir de l'État, en Israël et en Juda, utilisé par les classes dominantes comme moyen d'opprimer les masses. Ils virent des myriades de Juifs demeurer juifs dans des pays étrangers. Ils conclurent qu'il y avait une unité plus indestructible que celle de l'État et du territoire. Ils avaient vu aussi, tant dans leur propre pays que dans les empires successifs dont ils avaient subi la domination, bien des groupes ethniques différents vivre ensemble dans une paix relative et conserver
longtemps leur respective identité. Il était naturel de supposer qu'avec la disparition dernière de tous les États et l'établissement d'une paix universelle, les mêmes conditions prévaudraient sur une bien plus vaste échelle. A la différence de l'idée d'État, le principe purement ethnique n'est dirigé contre personne. C'est
un principe positif sans négation intrinsèque. Contrairement au principe territorial, impliquant un espace limité qui entraîne des querelles, l'ethnos offre la perspective d'une coexistence perpétuelle de différentes races, avec la pleine coopération des différents foyers culturels. » ( « Histoire d'Israël » (P.U.F.), tome  1, p. 131.)

Non, je ne vois pas, contrairement au rabbin Josy Eisenberg, comment la pensée religieuse juive peut découvrir dans l'événement de la création de l'État d'Israël "la réalisation de la plupart de ses espérances, en même temps qu'une éclatante confirmation de ses conceptions théologiques les plus spécifiques".
Je crois, au contraire, que cette pensée juive se fourvoie dangereusement en s'engageant dans le sionisme et en se faisant la servante de la Raison d'état. Elle peut être assurée d'être bien payée par l'état d'Israël, dont la puissance est celle du capitalisme juif et américain. Mais elle s'enferme dans des frontières,
elle se localise, elle justifie l'emploi de la violence et de l'armée, et par-là elle perd son caractère universaliste et pacifiste, qui faisait sa force et qui lui donnait le droit de se confronter et de se mesurer avec la pensée chrétienne. Mais, Dieu merci, la pensée religieuse juive, émancipée de l'état et du territoire, continuera à avoir ses représentants et à proclamer que notre seule et véritable patrie c'est le Livre, et qu'en Israël seul est souverain l'Eternel et non l'Etat. Samuel nous avait prévenus des conséquences de l'établissement d'un roi: la servitude et la guerre.


(1) Voir Zohar 1, 28a, ll4a ; Il, 59, 103; Ill, 221a.
Tikouné Hazoar, Tikoun 8, 24a ;
Tikoun 21, 60b.
En ce qui concerne la littérature rabbinique, voir Roch Hachana
30a, Soukka 41a ; Tan'. 1 houma, Noa'h ; Yalkout Tehilime 845.




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